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Hommage à Cherbourg

Spéciale dédicace à la Presse de la Manche pour cet article et à David Lerouge

Cherbourg. Ce nom magique résonne pour moi comme une enfance heureuse. Les mouettes rieuses et chantantes par dessus les toits, le ciel bleu, souvent là, et ses nuages rapides. La toile de jute orange recouvrant ma chambre, la double-fenêtre donnant un air d’antan par laquelle je pouvais admirer notre jardin et son magnifique poirier, trônant en son milieu, aux fruits aussi nombreux que délicieux.

Les étourneaux qu’il avait fallu faire fuir à coups de casseroles, le poulailler transformé en cabane de luxe à grand renfort de vieux tissus et de morceaux de bois. Les toilettes du fond du jardin que plus personne n’utilisait mais qui restaient là comme un vestige du passé, les grands lauriers sur lesquels nous grimpions et qui nous permettaient d’escalader le mur pour rendre visite à nos petites voisines.

Je me souviens que notre maison était située à mi-chemin entre l’école et son annexe pour les classes de CM2, qu’on appelait « Les Bastions », ce qui me permettait de rejoindre le cortège de mes camarades bien après la sonnerie, quitte à me faire tirer les oreilles, au sens propre, par notre immense instituteur au regard bleu perçant, tout droit sorti d’un western de Clint Eastwood. Il arrivait à celui-ci de venir de temps à autre me donner quelques cours de rattrapage – je n’étais pas très assidu en classe – et le simple fait de l’entendre sonner à la porte me glaçait le sang dans les veines, même s’il était plutôt gentil. Je devais alors prendre mon courage à trois pieds et filer lui ouvrir, un peu malgré moi…

J’étais enfant de chœur à la basilique de la Sainte Trinité, avec mon frère cadet. Il nous fallait parfois nous pincer très fort pour ne pas nous endormir sur les scabreux tabourets de bois verni, comme éviter de laisser couler la cire de nos trop lourds cierges. J’étais souvent le petit porte-croix, et le curé, à la fin de la messe, aimait me glisser à l’oreille : « vas-y, fonce dans le tas ! », à l’adresse ceux qui bloqueraient encore l’allée centrale (voir photo ci-contre). Je m’exécutais non sans plaisir, et comme éminent signe de reconnaissance de sa part, il me confiait souvent son aube avant d’aller saluer les paroissiens sur le parvis en arc de cercle, afin que je la dépose à la sacristie en même temps que la mienne… Pour couronner le tout, nous étions abonnés malgré nous à « Servir » (vous savez, la revue des servants d’autel…) et, surtout, à des chocolats, chaque année, après la messe de minuit, qu’il nous donnait en mains propres. C’est peut-être de cette époque que je tiens mon tempérament de fonceur et ma grande affection pour les prêtres, quels qu’ils soient.

Malgré le fait que j’arrivais à peine à l’heure – il arrivait que je me glisse par derrière parmi les autres enfants de choeur – j’étais bientôt promu thuriféraire de 2ème classe, faisant retentir dans le silence religieux de l’élévation eucharistique le petit cliquetis de la chaîne de l’ostensoir plein d’encens, par trois fois trois petits coups secs, sous les yeux de l’assemblée en prière et du célébrant… Un instant de grâce !

J’étais également louveteaux, engagement dont je garde un souvenir mémorable. J’ai laissé un peu de moi-même dans nos aventures épiques, notamment un bout d’incisive, au pied d’un talus duquel j’étais tombé la tête la première… Je me souviens aussi d’avoir été kidnappé par mes chefs, pendant un grand jeu, et planqué au sommet d’un immense tas de foin au milieu des vaches normandes, avec pour toutes victuailles un sac rempli de bonbons… Notre aumônier officiel, portant la soutane, usé comme la corde, tremblait comme une feuille en célébrant sa messe, qui était belle, d’ailleurs, pleine de solennité. Il était toujours prêt à nous rendre visite malgré son vieil âge. Je lui avais promis de l’inviter à venir voir notre crèche que j’avais illuminée en y installant une petite ampoule de lampe de poche… C’était un saint, bien que l’Eglise ne l’ait pas (encore) canonisé. Quant à notre Akella (Vincent Daniel), à force de prier le saint curé d’Ars d’envoyer des prêtres, il le devint (prêtre, pas curé d’Ars !).

Et puis il avait les copains. En particulier, nos feux d’artifice nocturnes qui réveillaient les voisins, ou les virées dans la grande rade, grâce au club nautique de la marine où nous pouvions choisir nos dériveurs, mâchant des tonnes de chewing-gums et pêchant le poisson à la traîne…

J’ai quitté Cherbourg avec tristesse, selon ce proverbe connu qui nous rappelle qu’on y vient en pleurant – à cause du temps – et qu’on en repart en larmes – à cause des amis dont on se sépare. Cherbourg reste toujours Cherbourg.