Nelson Mandela, veilleur

Nelson Mandela - Veilleurs

Bougies placées devant le portrait de Nelson Mandela lors d’une veillée de palestiniens et de membres de la communauté africaine dans la Vieille ville de Jérusalem, le 7 décembre.

Alors que commence aujourd’hui la cérémonie d’hommage à Nelson Mandela…

Ayant réussi à terminer les 800 pages de la vie de Nelson Mandela avant sa mort, je vous livre ici les quelques notes que j’ai prises de ce document historique sans équivalent (*). Même s’il s’agit d’une autobiographie – la première partie, commencée en captivité, fut recopiée en de minuscules morceaux et enterrée dans la cour de la prison ! – le texte sonne juste et ne tombe jamais dans l’autoglorification. On y trouve au contraire beaucoup d’humilité, parfois même de l’humour, malgré l’aspect souvent dramatique des évènements vécus.  Tout au long du récit, Nelson Mandela sait aussi reconnaître ses échecs, politiques (est-ce utile de se faire emprisonner ?) comme personnels (une vie de famille sacrifiée, deux divorces). Il nous livre aussi une conception très affutée du militant politique, du veilleur de conscience. Il nous parle même d’Antigone !

Le christianisme

Mabida était un chrétien convaincu, il faisait partie d’une association qui enseignait la Bible dans les villages d’Afrique du Sud (p.55). C’est certainement ici, avec ses lectures de Gandhi et son amour de l’Afrique, que Mandela trouve toute l’âme de son combat. Lorsque que le gouvernement afrikaner se déchaînera contre l’ANC, il ne deviendra favorable à la lutte armée que lorsque tous les autres recours auront été épuisés contre un pouvoir sourd et inflexible… Plus tard, lorsque le régime basculera, il prônera non pas la vengeance, mais la réconciliation Noirs-Blancs, qui se concrétisa par la création d’une « commission vérité et réconciliation », élevant la politique à la hauteur de la philosophie et de la psychanalyse.

L’éducation

S’il y a un point sur lequel Mandela insiste dans son livre, c’est bien celui-ci : la nécessité d’une bonne instruction pour qu’un peuple puisse acquérir – ou conserver – sa propre liberté. Lorsque le gouvernement de l’apartheid décide de ne plus subventionner l’enseignement « libre », il raconte sans détour qu’entre toutes les obédiences qui ont charge d’écoles, les seuls réels opposants au projet furent les Juifs, les Assemblées de Dieu – dont il faisait partie – et… l’Eglise catholique !

La presse

Mandela savait lire entre les lignes et se faisait un devoir de lire « l’ennemi » : « Je lisais beaucoup de journaux de toutes les régions, mais ils ne donnent qu’une pauvre image de la réalité. Les informations qu’ils donnent sont importantes pour un combattant de la liberté non pas parce qu’elles disent la vérité, mais parce qu’elles révèlent les préjugés et les préventions à la foi de ceux qui écrivent les articles et de ceux qui les lisent » (p. 218).

La musique

« La politique peut être renforcée par la musique, mais la musique a une puissance qui défie la politique ». Avis aux amateurs !

Aux nantis individualistes

Aux peuples Français, Allemand et Anglais, le grand poète xhosa, Krune Mqhavi, déclara : « Je vous donne la voie lactée, la plus grande constellation, car vous êtes des gens étranges, avides et envieux, vous qui vous querellez dans l’abondance ».

La corruption du système

« Ce riche marchand, prisonnier de droit commun, me racontait des histoires d’escroqueries financières et de corruption parmi les ministres, que je trouvais fascinantes. Cela me confirmait que l’apartheid était un poison qui entraînait une décadence morale dans tous les secteurs » (p.387). Toute ressemblance avec d’autres systèmes politiques seraient totalement fortuite !

La paranoïa de l’adversaire

« Les autorités imaginaient toujours que nous étions en relations secrètes avec toutes sortes de fortes puissances à l’étranger. Mais leurs soupçons reflétaient seulement les craintes d’hommes aux conceptions étroites qui accusaient de leurs problèmes non pas leur politique absurde mais un ennemi qui s’appelait l’ANC. »

Noël et Antigone

« Notre petit compagnie de théâtre amateur jouait à Noël. Ma carrière d’acteur (…) connut un réveil modeste à Robben Island. Nos spectacles étaient ce que nous pourrions appeler aujourd’hui minimalistes : pas de scène, pas de décor, pas de costumes. Nous n’avions que le texte. (…). Je n’ai joué que rarement, mais j’ai tenu un rôle mémorable : celui de Créon, le roi de Thèbes dans l’Antigone de Sophocle. En prison, j’avais lu quelques pièces grecques que j’avais trouvées particulièrement exaltantes. J’en avais retenu que le caractère se mesurait dans les situations difficiles et qu’un héros ne pliait pas, même dans les circonstances les plus dures.(…) Antigone symbolisait notre lutte, en fait, elle représentait à sa façon un combattant de la liberté ; elle défiait la loi parce qu’elle était injuste. »  (pp.550-551)

Le souci de l’unité

Face au succès, l’ANC connu plusieurs « concurrents », donc le PAC, mais qui n’avaient pas l’étoffe et le « nez politique » de l’ANC. Même s’il en eut plusieurs fois l’occasion, Mandela s’abstint toujours de mettre de l’huile sur le feu entre les différents courants : « Je ne voulais pas renforcer les rancœurs qui opposaient l’ANC, le PAC et la Conscience noire. Je ne considérais pas mon rôle en prison comme seulement celui d’un responsable de l’ANC, mais aussi comme celui d’un défenseur de l’unité, d’un conciliateur honnête, d’un médiateur, et dans cette dispute je refusais de choisir un camp, même celui de ma propre organisation. Si je témoignais au nom de l’ANC, je mettrais en danger mes chances de réconcilier les différents groupes. Si je prêchais l’unité, je devais agir comme un unificateur, même au risque de m’aliéner certains de mes camarades. (…). Il était plus important de montrer aux jeunes (…) que la lutte était indivisible et que nous n’avions qu’un ennemi » (p. 588).  Des propos dont pourraient bien s’inspirer un certain nombre de leaders dans d’autres combats pour la liberté et la conscience !

La négociation

Nelson Mandela prend des initiatives alors même que l’adversaire n’a encore rien cédé : « J’ai rencontré Lord Bethell (un ministre contacté à force de persuasion, ndlr) dans le bureau du commandant de la prison, que dominait une immense photo du président Botha. Bethel était un homme jovial et assez gros, et la première fois que je l’ai vu, je l’ai taquiné sur son embonpoint. « On dirait que vous êtes un parent de Winston Churchill », lui ai-je dit en lui serrant la main ; cela l’a fait rire ». Nous avons parlé de la lutte armée et je lui ai expliqué que cela n’était à nous d’arrêter la violence, mais au gouvernement. J’ai réaffirmé que nous visions des cibles militaires, pas la population » (p. 624-6126).

A l’isolement : « J’ai décidé que je n’allais parler à personne de ce que j’avais l’intention de faire. L’ANC est une organisation collective, mais, dans ce cas, le gouvernement avait rendu impossible cet aspect collectif. Je n’avais ni la sécurité ni le temps nécessaires pour discuter de ces questions avec mon organisation. Je savais que mes camarades emprisonnés à l’étage au-dessus condamneraient ma proposition et tueraient l’initiative dans l’œuf. Il y a des moments où un responsable doit marcher en avant du troupeau, partir dans une nouvelle direction, en se fiant à lui-même pour s’assurer qu’il mène son peuple sur le bon chemin. En fin de compte, mon isolement fournissait une excuse à mon organisation au cas où les choses tourneraient mal : le vieux était seul complètement coupé de tout, et ce qu’il avait fait, il l’avait fait seul, en tant qu’individu, pas en tant que responsable de l’ANC. » (p. 634).

Faire le premier pas ? « Je réclamai une réunion avec mes camarades (…). ”En principe, me dit Walter (un des membres de l’organisation, emprisonné), je ne suis pas contre les négociations, mais j’aurais aimé que le gouvernement nous propose des discussions plutôt que ce soit nous qui les proposions”. Je lui répondis que s’il n’était pas contre les négociations par principe, qu’importait qui en était à l’origine ? » (p. 644).

« J’envoyais un mémorandum au Président. A la fin de la lettre, je lui proposais un cadre très général pour les négociations. (…). Je proposais qu’on procède en deux étapes : tout d’abord une discussion pour créer les conditions favorables à une négociation, ensuite les négociations elles-mêmes » (p. 660)

« Je me préparais du mieux que je pu à cette rencontre (…). Je répétai les arguments que m’avancerait le président et ceux que je lui retournerais. Dans chaque rencontre avec son adversaire, on doit s’assurer qu’on donne exactement l’impression que l’on a l’intention de donner » (p. 662)

Bref, ceux qui pensent que jamais aucuns leaders de mouvements de libération n’aient pu entamer d’eux-mêmes des négociations avec leurs adversaires seraient bien inspirés de lire l’avant-dernier chapitre de son livre, intitulé « parler avec l’ennemi ». Mandela explique longuement comment, en proposant des voies politiques médianes, il a pu parvenir à faire fléchir l’« ennemi ». En  prenant toujours les devants, en organisant des rencontres secrètes même avec les pires adversaires du peuple Noir, il parvint, pas après pas, à ses fins politiques. Fin négociateur et fin stratège, ce sont toutes ces qualités qui lui ont permis de mettre fin au régime de l’apartheid.

Pour conclure

Mandela était un génie de la guerre d’influence : puisant dans d’autres combats de libération nationale, il lança, avec l’ANC, toutes sortes d’opérations : grèves, manifestations, « guerre psychologique », campagnes pour sensibiliser l’opinion publique nationale et internationale. Une fois emprisonné, il donnait des communiqués à ses avocats, dans lesquels il condamnait sans discontinuer le gouvernement et les humiliations subies au quotidien par le peuple Noir, sa « politique d’intimidation sélective ». Comme tout bon avocat, il ne laissait jamais passer la moindre erreur de son adversaire… Il a su très tôt négocier pied à pied avec le pouvoir, et ce, depuis ses premiers jours de captivité jusqu’à la fin de l’apartheid (les deux derniers chapitres du livre en sont d’autant plus savoureux, on en jubilerait presque !). En prison, il commença ainsi par la question de la gamèle, des couvertures, du travail forcé, de la possibilité de lire la presse, etc. : il cherchait à améliorer l’ordinaire de ses codétenus dans ses moindres détails et il parvenait, petit à petit, à en faire profiter toute la prison de Robben Island. Il organisait même des formations politiques secrètes à l’intérieur de la prison, avec ses professeurs et ses élèves, tout comme un service de renseignement !

Nelson Mandela fut à l’Afrique du Sud ce que Gandhi – dont il en était un grand admirateur – fut à l’Inde, Martin Luther King aux Noirs Nord-Américains ou Michael Collins à l’Irlande. Comme chacun d’eux, il dût faire des compromis et ne fut que très imparfaitement satisfait des résultats obtenus. Il a tout de même eu la chance de voir le changement de ses yeux.

En se rendant aux obsèques de Nelson Mandela, le monde va honorer la mémoire d’un veilleur. Nous pouvons saluer chez lui ce qu’il avait de meilleur et tous les Veilleurs de France et de Navarre peuvent s’en inspirer dans leurs propres batailles.

Cependant, s’il est devenu une icône de la liberté pour nos contemporains en sacrifiant 27 années de son existence en prison, il faut aussi reconnaître qu’il aurait pu aller encore plus loin dans son combat pour la liberté, en défendant aussi la cause des touts petits dans le sein de leur mère, des femmes qui subissent à vie les conséquences de l’avortement, de toutes celles qui souffrent d’être emprisonnées dans un système où elles n’ont plus vraiment le choix de travailler ou de s’occuper de leurs enfants, et de tous les pauvres, marginaux, qui sont encore privés de leur capacité à choisir le bien, là où se trouve toujours la vraie liberté…

Dieu merci, un Autre a donné sa vie entière – jusqu’à souffrir sa passion pour chacun de nous tous. Puissent nos contemporains reconnaître en Lui le seul véritable sauveur !

* Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, éditions Livre de poche.

 

1 réflexion sur « Nelson Mandela, veilleur »

  1. audemard

    merci JBM pour ton excellent billet; Mandela savait donc être non seulement responsable de son organisation (ANC) mais aussi être négociateur, conciliateur honnête, défenseur de l’unité… Il voyait très loin mais aussi très près, et savait persévérer et se demander si l’image qu’il donnerait serait celle qu’il souhaitait donner.

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